Voici la première phrase du livre : « J’ouvre les yeux. Je me dis que cette journée est belle puisque nous allons nous voir ce soir. » Plus loin, à la page 50, on peut lire ce qui suit : « Allô ? Chéri ? Ça fait trois messages que je te laisse… Je m’inquiète vraiment…Rappelle-moi au plus vite, je t’en prie… » L’écart de ton et d’atmosphère entre les deux phrases s’explique facilement lorsqu’on sait que l’auteur, Laurent Gaudé, s’est inspiré de l’attentat islamiste du 15 novembre 2015 à Paris.
Bref rappel des faits : en ce soir de novembre, il fait étonnamment beau et chaud pour la saison à Paris. En faisant un pied-de-nez à l’automne, les Parisiens envahissent les terrasses des cafés, ces lieux emblématiques de la capitale française. Tous ces gens ne demandent que leur part d’un petit bonheur de la vie ordinaire, celui de fraterniser entre inconnus pour le plaisir de parler, de boire et de manger en profitant de l’air du temps. Mais, selon l’opinion des fous de Dieu, Allah déteste la liberté que prennent tous ces gens d’être heureux de cette manière.
Des hommes, jeunes et armés jusqu’aux dents, vont faire irruption dans les rues attenantes aux terrasses et semer la terreur et la désolation en criant Allah Akbar ! (Dieu est grand). Trois terrasses bondées de gens heureux seront arrosées de balles. Mais le carnage ne s’arrête pas là : un peu plus loin, les assassins vont pénétrer dans la salle de concert du Bataclan où des jeunes comme eux commettaient le crime de danser sur la musique d’un groupe rock. Ils seront abattus comme des bêtes. Bilan : 130 morts dont 90 au Bataclan et plus de 450 blessés.
Les livres d’histoire ne retiendront que les chiffres de ce bilan. Ils ne diront pas l’angoisse terrible des proches dans l’attente des nouvelles que le hasard leur réservait. Ils ne parleront pas des scènes d’horreur qui hanteront encore longtemps les ambulanciers, les policiers, les pompiers entrés sur les lieux. Ni des choix déchirants que les infirmières et les médecins ont dû faire dans l’urgence, sachant que certains y laisseront leur vie faute de soins immédiats. Ni les dernières paroles envoyées de leur téléphone par certaines victimes. Ce sont tous ceux-la que Gaudé nous donne à entendre après les avoir imaginés dans un livre beau et terriblement humain ( Terrasses, Actes Sud / Leméac, 2024, 133p.)