Il faisait chaud et c’était un beau soir d’été. J’avais treize ou quatorze ans. Mes frères et moi avions été chercher un ami pour aller jouer à Tarzan dans le petit marais situé à proximité, là où les lianes et les mares d’eau étaient suffisantes pour nous transporter dans une forêt d’Afrique. Alors que nous allions sortir de la maison de cet ami, son père, assis à la table de la cuisine, nous invita à nous asseoir quelques minutes en nous disant : « les p’tits gars, écoutez comme c’est beau ! ». L’invitation était tellement inhabituelle que nous nous sommes pliés à son désir sans dire un mot. Monsieur Nolin tenait un vieux livre dans ses mains. J’avais su par son fils qu’il était autodidacte, qu’il n’avait jamais dépassé l’école primaire mais qu’il avait décidé un jour de lire toutes les pages du dictionnaire. Nous le percevions comme un homme très cultivé. D’une voix douce il nous lut un extrait du livre. Je me souviens encore du timbre de sa voix chaude. Il lisait lentement comme pour nous faire goûter chaque mot du texte. Il y était question d’un jardin où un vieux prêtre lisait son bréviaire en marchant sous les pommiers au soleil couchant. J’ai remarqué que des larmes coulaient doucement sur les joues de cet insolite lecteur. Notre silence disait mieux que tout notre respect devant cette scène pour le moins inhabituelle. Après quelques minutes, monsieur Nolin leva la tête, nous regarda et nous dit simplement : « n’est-ce pas que c’est beau ? ». Nous acquiesçames en murmurant un oui timide et, lentement, nous sortîmes. Ce jour-là, j’ai appris qu’un homme pouvait pleurer sans honte et que la source des larmes pouvait se cacher dans la beauté des mots d’un texte. Monsieur Nolin est mort peu après, prématurément, d’une maladie du coeur, et je n’ai jamais pu lui demander le titre du livre. Ce souvenir ne m’a jamais quitté. Je dois un peu à cet homme, ma passion des livres. Il ne l’aura jamais su. Si j’en parle aujourd’hui c’est qu’après toutes ces années, j’ai retrouvé le fameux texte. J’ai acheté dans une librairie de livres usagés, le roman en vers, Jocelyn, de Lamartine. C’est dans le prologue que les mots lus par monsieur Nolin me sont apparus. Un pur bonheur ! p.s. Une enseignante m’avait demandé un jour de lui écrire un texte à donner en dictée ou en lecture à ses élèves. Voilà, c’est fait !